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Synthèse du débat sur les brevets logiciels

mercredi 27 décembre 2006, par Alexandra Bond, Rene Paul Mages (ramix)

Ce qu’il faut savoir pour comprendre le débat

  •  Terminologie

1. Qu’est-ce qu’un brevet ?

Un brevet consiste en un monopole sur une invention. Il a pour vocation première de protéger l’investissement quand une telle protection encourage l’innovation, d’ordinaire assurée par la libre concurrence.

Ainsi, un inventeur potentiel dépose une demande de brevet auprès d’un office qui évalue si ses revendications dépeignent une invention au sens de la loi quand il veut exclure ses confrères de la recherche et du marché gravitant autour de son invention.

Quatre critères sont en général requis :

  • invention nouvelle au regard de l’état de l’art
  • non évidente pour un homme du métier
  • susceptible d’application industrielle
  • ne relevant d’aucune catégorie exclue de la brevetabilité (ex : le vivant)

Si l’application passe avec succès ces examens, l’office des brevets accorde au demandeur le droit exclusif d’exploiter son invention pendant une période de vingt ans.

2. Qu’est-ce qu’un logiciel ?

Un logiciel, ou programme d’ordinateur, est un ensemble d’instructions destinées à être exécutées par un système informatique afin que ce dernier puisse, via le traitement d’un certain nombre de données, réaliser une tâche particulière.

Comparable à une partition de musique, le logiciel est protégé par le droit d’auteur en tant qu’oeuvre de l’esprit.

  •  Les brevets logiciels : une aberration

Bien que les logiciels soient d’ores et déjà protégés par le droit d’auteur et que l’on puisse même, en certaines circonstances, également invoquer la concurrence déloyale, le parasitisme et le droit des obligations (clauses de confidentialité), une catégorie d’acteurs économiques considèrent qu’il faudrait de surcroît les protéger par le droit des brevets au nom de l’innovation.

Or, si dans certains cas la protection de l’investissement par le droit des brevets encourage l’innovation, c’est tout le contraire en matière de logiciels dans la mesure où, commercialiser un logiciel étant peu coûteux, il n’y a pas lieu de protéger un quelconque investissement ; l’innovation n’est dès lors pas le moins du monde encouragée par l’existence de monopoles d’exploitation, mais bel et bien freinée par ces derniers qui engendrent des coûts (licences et poursuites) complètement disproportionnés par rapport aux revenus escomptés, et découragent les auteurs de logiciels qui vivent dans l’inquiétude d’enfreindre un brevet à leur insu.

Les critères nécessaires pour caractériser l’invention sont par ailleurs inapplicables en l’espèce dans la mesure où :

  • il est impossible de dresser un « état de l’art » en matière de logiciels : des milliers de logiciels sont conçus chaque jour, et l’état de la technique peut évoluer de façon exponentielle entre le jour du dépôt de brevet et la délivrance de celui-ci ;
  • la distinction entre « évident » et « non évident » est très difficile à faire quand on lit le code source d’un logiciel ;
  • un logiciel n’a pas plus de « vocation industrielle » au sens du droit des brevets qu’une partition de musique.

Pour ces raisons, la Convention de Munich sur le brevet européen (1973) ainsi que de nombreuses législations nationales ont clairement exclu les logiciels du champ de la brevetabilité.

  •  Une réalité néanmoins

Malgré le caractère inadapté de la protection des logiciels par le droit des brevets, les offices américain, japonais et à présent européen se sont successivement mis à délivrer des brevets logiciels.

Quelques exemples de brevets délivrés par l’Office européen des brevets (OEB) :

  • EP807891 : brevet sur les cartes de crédit électroniques, accordé à la société américaine Sun Microsystem ; couvre tous les programmes d’ordinateur contenant la fonctionnalité qui permet à un utilisateur de payer plusieurs articles choisis dans un magasin en ligne, au lieu de payer à chaque fois qu’il choisit des articles sur une page web du magasin.
  • EP933892 : brevet sur la distribution de signaux vidéo sur un réseau pour une restitution en temps réel à l’utilisateur final, accordé à la compagnie américaine Greenwich Tech ; couvre tous les programmes d’ordinateur qui peuvent télécharger des signaux vidéo et les restituer sur demande de l’utilisateur.
  • EP986016 : un brevet sur la fourniture d’informations commerciales à un consommateur qui le demande, accordé à la compagnie américaine Catalina Marketing Int ; couvre tous les programmes connectés à une base de données contenant des offres commerciales de revendeurs et de fabricants, et qui envoient ces offres aux consommateurs qui le demandent.

On remarque que le critère de « non-évidence » nécessaire à caractériser une invention a été ici complètement balayé.

  •  Les forces en présence

Pour comprendre cette dérive du système, il convient de nous pencher sur la nature des différents protagonistes.

Qui a donc intérêt à voir les brevets logiciels se multiplier ? Il s’agit :

  • des multinationales, qui sont d’ores et déjà si prospères qu’elles peuvent supporter les coûts liés aux brevets et vont dès lors en profiter pour « écraser » les concurrents potentiels.
  • des avocats spécialisés en droit des brevets, qui vont se nourrir de la multiplication des procès, inévitables quand on en arrive à breveter tout et n’importe quoi comme en l’espèce.
  • des « trolls », ces sociétés qui ne produisent rien mais « cultivent » des portefeuilles de brevets dont elles délivrent ensuite des licences d’utilisation.
  • de l’Office européen des brevets, organe non communautaire qui s’auto-finance et fait des bénéfices en fonction du nombre de brevets délivrés, et a donc tout intérêt à élargir au maximum le champs de la brevetabilité.

Ces acteurs (ci-après les pro-BL) sont représentés devant les institutions européennes par des lobbies tels que l’EICTA (Information & Communications Technology Industry Association) ou le BSA (Business Software Alliance).

En face, nous avons :

  • les petites et moyennes entreprises
  • les professionnels indépendants
  • les non professionnels

Ces trois catégories (ci-après les anti-BL), dont le chiffre d’affaire est modeste en comparaison de ceux des acteurs précédents (voir nul dans le cas des non professionnels) ne seraient tout simplement pas en mesure de survivre si les brevets logiciels venaient à se multiplier ; il leur faudrait en effet assumer :

    • le coût des brevets et/ou des licences ;
    • le coût des poursuites, que ce soit du côté demandeur comme du côté victime ; de telles poursuites seraient en effet inévitables dans la mesure où il est extrêmement difficile de savoir, en matière de logiciel, ce qui est couvert par un brevet et ce qui ne l’est pas - la frontière entre l’idée, la découverte et l’invention étant bien trop subjective en l’espèce.

Les anti-BL sont représentées par la FFII.

  •  Vers une légalisation de l’absurde ?

Face à la multiplication des brevets logiciels délivrés par l’Office européen des brevets et ce, en contradiction totale avec la Convention de Munich, pourtant à l’origine de l’OEB lui-même, la Commission européenne, encouragée par quelques lobbies pro-BL, a jugé bon de se saisir de la question afin de clarifier la situation.

C’est ainsi qu’est né un chef d’oeuvre dans l’art de périphrase : le projet de directive sur la brevetabilité des « inventions mises en oeuvre par ordinateur ».

Jouant sur l’ambiguïté de l’expression, qui renvoie tout aussi bien :

  • aux machines assistées par ordinateur, qui entrent dans le champ classique de la brevetabilité (robots ménagers, téléphones, appareils photos numériques, systèmes de freinage...),
  • qu’aux logiciels exécutés par ordinateur, qui doivent impérativement en demeurer exclus,

la Commission avait en vérité bel et bien l’intention de légaliser les brevets logiciels, tout en prétendant l’inverse.

Le projet de directive s’est ainsi présenté sous la forme d’un document indigeste, bourré de phrases équivoques destinées à « noyer le poisson »... Autour duquel se sont évidemment greffés toute une série de débats sur des points de détails, dont la finalité n’était autre que de faire perdre de vue l’essentiel aux députés amenés à se prononcer sur le texte.

Les députés européens n’ont néanmoins pas été dupes, et ont renvoyé le texte devant le Conseil avec 106 amendements... Aussitôt hélas supprimés par le Conseil, également influencé par les lobbies pro-BL.

La directive a finalement été rejetée en seconde lecture par le Parlement européen, après de longs mois de bataille acharnée entre les lobbies pro-BL et la FFII.

Une belle victoire pour la FFII, mais malheureusement le combat n’est pas terminé.

  •  Les menaces actuelles

La Commission européenne travaille en effet désormais sur une réforme du système européen des brevets dans son ensemble.

Deux projets sont ainsi en cours de discussion :

  • le brevet communautaire, actuellement en suspens
  • l’EPLA, accord sur le règlement des litiges en matière de brevets européens

L’EPLA, élaboré par l’Organisation européenne des brevets (dont dépend l’OEB) et fort semblable au projet de brevet communautaire, prévoit la mise en place d’un système juridictionnel indépendant en matière de brevets, sur lequel ni l’Union européenne, ni les Etats membres n’auraient plus le moindre droit de regard. La jurisprudence de l’Office européen des brevets serait alors validée, et les brevets logiciels déferleraient sur l’Europe.

  •  Illustration d’un système européen qui va mal

Au delà du débat sur les brevets logiciels se profile un enjeu d’une toute autre importance : celui de la démocratie en Europe. C’est en effet tout le processus de décision au niveau communautaire qui est ici mis en cause, processus qui s’avère, hélas, entièrement soumis aux différents groupes de pression qui représentent la plupart du temps les intérêts de groupes industriels très puissants.

Une réforme intégrale du système européen des brevets apparaît notamment opportune. Dans cette optique, nous vous invitons dès à présent à faire entendre votre voix à nos cotés pour proposer des alternatives au système actuel, au brevet communautaire et surtout à l’EPLA.


Pour plus d’informations sur l’EPLA et le système des brevets en Europe :