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Brian Kahin : Argumentaire pour un retour en première lecture de la Directive sur inventions mises en oeuvre par ordinateur

vendredi 7 janvier 2005, par Rene Paul Mages (ramix), Gérald Sedrati-Dinet (gibus)

L’Union européenne est à nouveau face à la difficile tâche de tracer la ligne de démarcation entre ce qui est brevetable et ce qui ne l’est pas. La formulation exacte de la Convention sur le brevet européen était habituellement comprise comme ne permettant pas le dépôt de brevets sur des programmes informatiques. Cependant, avec le temps, cette interdiction s’est révélée vulnérable aux pressions et a été contournée par des initiés. Le problème est maintenant de redessiner la limite de façon plus nette et plus solide, en prenant notamment en compte l’érosion massive des limites qui s’est produite aux États-Unis.

Le travail analytique réalisé par la Commission sur le projet de directive remonte à 1996‑­2001, à un moment où la croissance rapide du nombre de brevets a été trop vite associée au boom technologique. Les hypothèses de travail du projet ont été formulées au début de cette période, en grande partie au travers d’échanges avec une communauté d’experts en brevets, qui avaient un intérêt économique à élargir le champ de la brevetabilité, tant en ce qui concerne le seuil d’acceptabilité que les domaines faisant partie du brevetable. Il est devenu clair que le problème ne se limite pas à une harmonisation européenne ou à la politique industrielle dans un secteur économique donné. Depuis la rédaction cette analyse, de nouveaux travaux de recherche et des rapports au sujet des brevets logiciels ont été publiés, des pratiques industrielles sont apparues et apportent de la matière à présenter aux hommes politiques. Mais plutôt que de chercher le compromis, le débat s est élargi et approfondi alors qu un grand nombre d experts et d acteurs concernés donnaient leur avis.

Le débat élargi qui a suivi montre la complexité du problème et les limites de l’analyse initiale de la Commission. Les logiciels fournissent l’infrastructure pour produire, organiser, gérer et communiquer l’information, y compris les nouvelles connaissances, quel qu’en soit le domaine. Lors du débat, sont apparues des visions
manifestement opposées sur ce que devrait être la société de la connaisance en train d’émerger. Ces visions seront difficiles à réconcilier, ce que montre la réticence du Conseil à tenir compte de l’opinion du Parlement sur la Directive. Des demandes appuyées de la part d’entreprises influentes, pour que soient validés les brevets déjà accordés montre combien il sera difficile pour les futures Commissions et les futurs Parlements et Conseils de limiter la brevetabilité. Et cela en particulier lorsque tant d’ingéniosité et d’investissements privés ont été déployés pour remettre en question
et contourner l’interprétation usuelle des limites.

Une décision européenne sur des limites pertinentes à la brevetabilité requiert un examen extrêmement minutieux et les nombreux députés européens récemment élus devraient avoir l’occasion d’étudier la question en profondeur. Trois faiblesses dans l’analyse initiale méritent une attention particulière :

  • Responsabilités : L’analyse originelle présentait les brevets comme de simples atouts pour la protection des inventions et des investissements. Pourtant, les brevets bloquent aussi toute possibilité pour de petites entreprises d’innover et d’investir, en particulier dans les technologies qui se développent de façon incrémentale. De plus, les brevets créent des responsabilités cachées, parce qu’à l’inverse de la protection par le droit d’auteur, les brevets ne prennent pas en compte le fait que l’invention potentiellement en infraction ait été faite de manière indépendante. La violation involontaire de brevets est monnaie courante dans les technologies complexes, parce qu’il est impossible de lire et d’évaluer tous les brevets potentiellement pertinents. Un seuil d’acceptabilité abaissé et libéralisé augmente les possibilités de litiges et de responsabilité, accroît le nombre de brevets disponibles et ceux déposés, et crée un marché de vente pour les services professionnels. La violation involontaire de brevets présente également un risque pour les simples utilisateurs, y compris pour ceux du secteur public, qui par ailleurs ne reçoivent aucun bénéfice direct des brevets. La souscription d’assurances sur les brevets est onéreuse et n’est proposée que par un nombre très réduit d’entreprises.
  • Coûts des transactions : L’initiative pour un brevet communautaire a attiré l’attention sur les coûts élevés pour déposer un brevet, le faire enregistrer et appliquer dans plusieurs langues et devant plusieurs juridictions. La Commission a également été préoccupée des coûts disproportionnés auxquels les PME doivent faire face pour faire respecter leurs brevets. Elle a commandé une étude sur la possibilité d’un mécanisme de financement public pour soutenir l’octroi de brevets aux PME. Mais la Commission ne s’est pas intéressée au problème des coûts disproportionnés auxquels les PME font face pour se défendre lors de procès intentés contre elles.
  • Portefeuilles : Un seuil d’acceptabilité bas associé à un grand nombre de fonctions brevetables dans des technologies complexes conduit à des stratégies de dépôts massifs de brevets. Cela signifie que la concurrence se situe au niveau des portefeuilles et que la plupart des brevets pris individuellement n’ont que peu de valeur, à moins qu’il s’agisse de brevets sur une idée abstraite et générale, comme une méthode commerciale, ou à moins que le brevet ait été par mégarde inclus dans un produit industriel fini. Les grandes entreprises signent entre elles des accords de licences croisées pour se ménager une certaine « liberté d’action », mais les nouveaux entrants ont très peu sinon rien à proposer et doivent obtenir des licences de nombreuses sources. Une politique intensive de dépôts de brevets génère un « maquis » qui permet à une entreprise de dominer un secteur et d’étendre progressivement sa domination en déposant encore plus de brevets.

Ces problèmes sont à la base de phénomènes nouveaux dans la pratique des brevets, qui ne peuvent être aisément pris en compte ni par l’analyse juridique, ni même par l’analyse économique classique. Bien que le processus soit plus avancé aux États-Unis, il est très peu documenté, parce que les agences de brevets n’ont pour vocation que d’accorder des brevets, pas d’étudier la façon dont les brevets sont utilisés dans le commerce et l’industrie.

Parmi ces faits nouveaux,

  • le rapport de la Commission fédérale américaine sur le commerce, To Promote Innovation : The Proper Balance of Competition and Patent Law and Policy (mars 2003) qui compare la façon dont les brevets sont perçus dans plusieurs secteurs technologiques, et émet des recommendations pour lutter contre l’expansion infondée du domaine de la brevetabilité,
  • ­ une étude de The Open Source Resource Management qui dénombre pas moins de 284 brevets qui pourraient être enfreints dans le noyau Linux,
  • ­ l’annonce du programme de licences de Microsoft, dirigé par l’architecte du programme de licences d’IBM (octobre 2003) et l’augmentation de 50 % du nombre de dépôts de brevets par Microsoft en 2004,
  • ­ le choix de la politique de brevetabilité du World Wide Web Consortium en faveur d’un système sans royalties (2001‑­2004),
  • ­ l’augmentation spectaculaire des litiges sur les brevets suite à l’éclatement de la « bulle Internet », parmi lesquels :
    • Le procès gagné par Kodak contre Sun et l’accord avec Sun qui a suivi le procès.
    • La condamnation de Microsoft à verser 521 millions de dollars de dédommagement à la société Eolas (2003), avec en filigrane la possibilité de poursuites identiques à l’encontre d’autres entreprises ou des utilisateurs finaux.
    • Le procès de SCO contre IBM et des utilisateurs finaux (bien que ce procès soit basé sur la protection par le droit d’auteur, il démontre la nouvelle vogue, parmi des entreprises dont les perspectives commerciales sont très limitées, de se reconvertir en professionnels des litiges en propriété intellectuelle).
    • La prolifération de « trolls », ainsi qu’en témoignent les auditions réalisées par la Commission américaine à la concurrence (2002).
    • L’agression visant tactiquement des petites entreprises et des associations à but non lucratifs, ayant conduit au projets sur les brevets de l’Electonic Frontier Foundation (2004).
    • L’annonce récente du cartel Intellectual Ventures, dont le modèle d’affaires est basé sur les litiges de brevets (2004).
  • ­la récente émergence de l’indemnisation d’utilisateurs finaux par de grands éditeurs de logiciels pour violation de brevets en tant que problème sur le marché (novembre 2004),
  • la littérature croissante consacrée aux maquis de brevets et aux dépôts de brevets stratégiques,
  • la publication d’une critique dévastatrice et bien documentée sur système américain de brevets, Innovation and its Discontent, par deux universitaires très en vue, Josh Lerner et Adam Jaffe (novembre 2004),
  • ­ la publication des données d’une étude réalisée par l’Association juridique américaine sur la propriété intellectuelle, montrant les coûts prohibitifs et disproportionnés des procès en matière de brevets lorsque de petits montants sont en jeu (2001, 2003).

Selon que l’on considère le secteur du logiciel comme un cas particulier en vertu de sa nature non industrielle et du fonctionnement unique de son économie de production et de distribution, ou bien comme un exemple extrême des problèmes liés à des technologies complexes et incrémentales, l’évolution récente de la pratique des brevets exige une attention plus grande que celle qui lui a été accordée. L’enjeu est trop grand et les choix faits aujourd’hui vont vraisemblablement donner le la et ne seront plus réévalués pendant les trente prochaines années.

Brian Kahin, professeur invité
School of Information et Gerald R. Ford School of Public Policy
Université du Michigan
kahin umich.edu

Traduction de Jérôme Borme


Voir en ligne : Article original de Brian Kahin